Par Laurent Coppin
Terre de Banks 2009
Nous avons attendu six ans avant de retourner sur cette ile du haut arctique canadien qui nous avait fascinée. Cette fois nous avons décidé de partir en fin d'hiver, au début du mois de mai. Chez nous le mois de mai est synonyme d'éveil de la nature, de renaissance et de beaux jours. Sous ces hautes latitudes, on passe de l'hiver à l'été sans transition ou presque. En ces premiers jours de mai les températures sont encore proches de -20 et l'été ne fera son apparition que fin juin pour quelques semaines avant que l'hiver ne reprenne possession les lieux dès le mois de septembre.
C'est à Inuvik nous avons effectué les derniers préparatifs avant de nous envoler pour Sachs Harbour à bord d'un Twin Otter de la compagnie Aklack Air.
En vol, les repères sont totalement absents. C'est un désert blanc à perte de vue que nous survolons. Notre précédent vol pour Sachs Harbour s'était déroulé au mois de juin et on pouvait deviner facilement la toundra arctique et les lacs nombreux dans le delta du MacKenzie qui commençaient à dégeler. La banquise à l'époque n'était encore présente qu'à l'approche de la terre de Banks. Cette fois elle est encore bien installée sur l'ensemble du golfe d'Amundsen, bien que des chenaux soient déjà ouverts annonçant les prémices d'une débâcle proche. Les crêtes de compression sont bien visibles et on imagine facilement les forces colossales qui sont mises en œuvre pour faire plier cette couche de glace qui par endroit peut atteindre de 2 à 3 mètres d'épaisseur. C'est la toute première fois que je survole la banquise à une altitude inférieure à 3000m. Et quel meilleur endroit que le golfe d'Amundsen pour effectuer ce vol qui restera comme un pur moment d'émerveillement. Amundsen, ce fabuleux explorateur Norvégien qui est entré dans la légende en franchissant le premier le légendaire passage du nord-ouest en 3 ans de 1903 à 1906 et qui conquit le pôle Sud au nez et à la barbe de Robert F. Scott l'anglais.
Il fait à peine -18 lorsque nous atterrissons sur la piste encore enneigée de Sachs Harbour. Le baraquement qui fait office d'aérogare nous accueille avec une douce chaleur qui contraste avec l'extérieur. Nous récupérons nos équipements et nos sacs et nous nous empressons de préparer les pulkas pour ce premier raid hivernal dans le haut arctique. Nous achetons quelques victuailles dans le modeste hangar qui fait office de supérette pour les habitants de le communauté inuit. Nous nous procurons également l'essence pour les réchauds avant d'entamer notre aventure.
La terre de Banks est réputée pour être une oasis polaire et ce titre est loin d'être usurpé. Il ne faudra qu'une journée de marche pour rencontrer les premiers bœufs musqués et les premiers lagopèdes. Il faut dire que l'exploitation de la population de bœufs musqués de l'ile par les inuits de Sachs Harbour n'a pas encore débuté. On constate très rapidement, lors de notre progression, l'abondance de ces vestiges de la préhistoire qui ont su résister à la fin de la dernière glaciation en profitant d'une remarquable adaptation.
Nous avons remonté la rivière Khellet sur quelques kilomètres vers l'est de l'ile avant de prendre la direction de la rivière Masik vers le sud est. En analysant les cartes avant notre départ nous avons constaté que cette région de l'ile était assez vallonnée et pouvait être propice à la présence de Bœufs musqués et pourquoi pas de loups. Les conditions de progression sont excellentes. Une couche de glace assez épaisse recouvre la neige qui nous permet de progresser rapidement et sans chausser nos skis facilitant ainsi une approche plutôt discrète lorsque nous repèrons un animal.
Des cabanes de pêcheurs et chasseurs sont présentes sur les bords de quelques lacs et certaines sont libres d'accès en permanence. Elles servent de refuge pour les inuits en cas de difficultés météorologiques soudaines. On verra par la suite que l'une d'elle nous rendra un fier service.
Après plusieurs jours de marche nous arrivons sur les bords d'un premier lac où nous resterons deux nuits le temps pour nous d'explorer les alentours. Les restes éparpillés d'un bœuf musqué attestent sans aucun doute de la présence de loups dans le secteur et les traces nombreuses autour de ce lac nous confortent dans notre optimisme.
Le lendemain matin, après avoir pris un copieux petit déjeuner, nous prenons la direction d'une colline derrière laquelle se trouve une très large vallée que nous avions repérée sur les cartes.
Découvrir ce qui se cache derrière une colline n'est-il pas la motivation principale de l'aventurier, sa raison même de prendre son bâton de pèlerin pour repousser les limites de sa connaissance de la terre ?
Arrivé sur les hauteurs, notre regard se perd vers l'infini, un blanc immaculé à perte de vue où nous pouvons observer sans difficultés des bœufs musqués en train de se reposer. A peine avons nous engagé une approche que des hurlements retentissent dans le lointain. Aucun doute, des loups.
Notre regard se porte rapidement sur la droite d'où venaient les hurlements. A la jumelles nous les distinguons rapidement, ils sont deux et ils nous ont malheureusement déjà localisés. Ils ont stoppé leurs approches vers le premier groupe de bœufs musqués et nous observent. Ils auraient annoncé leur présence quelques minutes plus tôt nous n'aurions pas quitté le haut de la colline où nous nous étions assis. Le fait d'être descendu de notre promontoire a révélé notre présence . Nous sommes aussitôt remontés pour les observer pendant près de deux heures en espérant les voir se rapprocher des ruminants, mais ils ont fini par disparaitre derrière une colline à l'horizon pour ne plus réapparaitre. Cette première rencontre avec le loup blanc est un instant intense, magique, presque irréel. L'émotion est grande mais à l'évidence il nous faudra être plus vigilants et attentifs avant de nous engager dans une zone découverte.
Nous poursuivons notre exploration des lieux pendant quelques heures avant de regagner notre campement.
Le lendemain nous continuons notre route vers la rivière Masik qui se trouve à deux jours de marche. Les bœufs musqués sont toujours aussi nombreux et nous apercevons de temps à autres des groupes de lagopèdes collés les uns aux autres pour se tenir chaud. Dans le lointain se profile le lac Swan tout en longueur et sa traversée durera plusieurs heures. C'est à son extrémité que nous décidons de planter le camp. La neige épaisse qui le recouvre nous permet d’arrimer la tente sans trop de problème.
Notre installation terminée nous prenons la direction des collines qui surplombent le lac. Le paysage est de plus en plus vallonné excitant notre curiosité à aller toujours plus loin. A peine étions nous arrivés au sommet que Jean-Marc en se retournant pour voir où je me trouvais me demande de ne plus bouger.
Un loup se trouve trente mètres derrière nous. La chance est vraiment avec nous, l'animal est sur nos pas. L'improbable se produit et cela ne fait aucun doute qu'il nous suit depuis un certain temps. Le fantôme de l'arctique vient à nous, il est apparu comme par magie pour voir qui osait s'introduire dans son domaine. Par essence le loup est un animal craintif vis à vis de l'homme mais sa curiosité prend le dessus.
Après être resté de nombreuses minutes non loin de nous à renifler notre odeur et nos traces il se décide à prendre la direction du lac où se trouve notre tente et nos deux coéquipiers restés à l'intérieur. Il se pose placidement à quelques dizaines de mettre de la tente est observe cette forme bizarre. Vont-ils sortir de leur confort et mettre le nez dehors, c'est la question que nous nous posons alors que nous observons la scène de notre promontoire. Une tête apparait puis une deuxième, figées toutes deux à la vue de l'animal. Scène surréaliste où tout le monde s'observe sans le moindre geste ni mouvement. Au bout de quelques secondes notre visiteur sentant qu'il n'y avait rien d’intéressant à se mettre sous la dent se décida à poursuivre sa route sur son domaine qui peut atteindre 200 kilomètres carrés et qu'il arpente quotidiennement à la recherche de nourriture.
Le temps s'est arrêté, nous n'avions aucune aucune idée de la durée de cette visite. Instant sublime où on ne peut que s'émouvoir d'une telle rencontre. Nous étions venus en grande partie pour lui, en deux jours nous en avons rencontré trois. Cette terre est vraiment un paradis pour les aventuriers et passionnés du grand nord. Elle suscite la curiosité tant du point de vue historique que par la richesse incontournable de sa faune.
Nous surplombons enfin la vallée de la Masik, objectif de cette expédition déjà riche en observations et en émotion. Nous abritons la tente dans un petit vallon avant de nous aventurer sur les collines assez hautes qui entourent la vallée. A peine avons nous fait une centaine de mètres que nous tombons nez à nez avec un renard polaire en train de se reposer. Aucune panique de sa part, il se contente de nous observer mais certainement près à déguerpir si nous nous rapprochons trop de lui. Un peu plus loin, c'est un groupe d'une vingtaine de lagopèdes qui attire notre attention. Leur réaction est identique à celle du renard, aucun signe de panique, ils sont affairés à récupérer le peu de végétation dégagée par le vent. Encore quelques semaines et ils pourront tous se rassasier à volonté avec l'arrivée de l'été. Mais pour l'instant c'est la dure loi de l'hiver qu'il faut endurer.
Au loin sur les versants des collines on peut observer une nouvelle fois de nombreux troupeaux de bœufs musqués qui tentent de dégager désespérément la neige pour trouver leur maigre pitance qui les fera patienter jusqu'aux beaux jours. On a l'impression que tous les animaux qui peuplent la terre de Banks vivent en toute sérénité et en parfaite harmonie avec leur environnement sans être perturbés par des éléments extérieurs. Nous restons à bonne distance des animaux afin de contempler cet équilibre qui représente pour nous une source inépuisable d'émerveillement.
Nous sommes sous le charme de cet endroit. La nature a conservé tous ses droits et cette vallée semble être un havre de paix où nous serions volontiers restés plus longtemps. Il est vrai que les hautes latitudes ne laissent pas indifférent et rester à contempler la nature à l'état brute apporte son lot de sérénité à qui sait en profiter. On ressent au fond de soi une sorte d'apaisement bienfaiteur si loin de l'agitation et des gesticulations de notre monde.
Nous sommes restés deux jours autour de la vallée avant d'entamer notre retour vers Sachs Harbour. Les prévisions météorologiques reçues via le téléphone satellite ne sont pas très réjouissantes. Un gros coup de vent est annoncé avec de fortes chutes de neige. Nous sommes à la mi-mai et cette période est propice à des tempêtes. L'arrivée de l'air chaud contraste avec les températures polaires ce qui provoque ces perturbations.
Nous n'avons pas trop le choix il faut nous mettre à l'abri, soit en trouvant un petit vallon, soit en retournant à la cabane que nous avions aperçu près d'un lac. Celle-ci se trouve à 30 kilomètres mais c'est la meilleure option. La journée va être rude, 8 à 9 heures de marche nous attendent. Ce sera l'occasion de tester notre condition physique et notre force morale. Jean-Marc impose le rythme mais en milieu d'après-midi le début de la tempête est sur nous et la visibilité devient de plus en plus réduite.
C'est avec beaucoup de soulagement que nous apercevons enfin la cabane en fin de journée. Les inuits sont prévoyants, ils connaissent parfaitement leur environnement et les dangers qui peuvent apparaitre à tout moment.
Le vent a soufflé avec beaucoup d'intensité durant toute la nuit et la matinée suivante pour enfin se calmer en tout début d'après-midi. Nous en profitons pour reprendre notre progression après ce repos forcé qui nous a été bénéfique.
Deux jours de marche et nous sommes en vue de Sachs Harbour. Les observations ont été nombreuses encore une fois et ceci malgré un itinéraire un peu différent de l'aller puisque nous nous sommes rapprochés de la mer.
Le Twin Otter qui relie Inuvik à Sachs Harbour est à l'heure. Nous laissons cette oasis polaire avec beaucoup de regrets mais avec la certitude que nous y reviendrons. Cette ile au confins de l'archipel arctique canadien mérite qu'on si attarde. Elle recèle tant de mystère, héberge une faune peu commune et abondante et attise notre curiosité sans limite.